Karl Lakolak et les icones d’Eros
par Sylvain Bouchet
C’est bien une expérience que l’artiste Karl Lakolak nous propose de vivre à travers ses œuvres. Cet artiste bordelais, travaillant également à Paris, construit son musée imaginaire autour de reliques mythologiques historiques, antiques et modernes, profanes ou sacrées … et de couleur pop. De ce dessein, qui convoque peinture, photographie, chorégraphie et cinéma, Karl Lakolak génère des icones modernes. La couleur vive, du bleu océanique au rouge crépusculaire, délicatement répandue sur les corps des modèles, se fait sang, se fait sueur. Eros semble veiller sur la moindre parcelle de peau ainsi magnifiée.
Pour le Festival Ecrans Mixtes, Karl Lakolak présente pour la première fois à Lyon plusieurs de ces peintures-photographies au Lavoir (maison du festival) et un court métrage chorégraphié.
le désir d’une jouissance chromatique
Par Luc Schicharin in « Corps sans organes »
Karl Lakolak est un artiste complet : poète, peintre, photographe et vidéaste, il construit de petites histoires corporelles et fait naître un peuple inattendu : des créatures post-sexués qui n’exhibent plus leurs corps au sens traditionnel, tel que le réclame encore l’industrie pornographique, mais mettent à nu les textures des impalpabilités du corps (pensées, sensations, émotions) ; écorchement virtuel qui révèle aux spectateurs l’espace du dedans (Henri Michaux) de l’artiste, cela a été possible grâce à l’effervescence épidermique de couleurs vives et magiques qui est mise en image sur ses « toiles-photographies » (Bernard Lafargue). En effet, la peau de ces êtres sublimes saigne, suinte et transpire la torture d’une surabondance d’émotions et d’informations diverses (accumulation de mots, formes et couleurs) qui rongent leur esprit, mais elle la convertit en une post-jouissance (jouissance poétique, jouissance chromatique), alors la douleur devient plaisir et les écoulements corporels (Claire Lahuerta) deviennent couleurs.
L’usage répétitif de « post-… », sans doute pénible pour le lecteur, n’est pas un effet de style, il traduit l’arrivée imminente d’un changement radical ; une transformation généralisée du corps et du monde, tel qu’on l’avait connu auparavant. L’humain ne pouvait plus continuer avec ce corps qui n’était pas le sien (mais celui de la norme), c’est pourquoi depuis 20 ou 30 ans maintenant, les artistes travaillent à la construction d’une nouvelle enveloppe charnelle qui n’est plus masculine, ni féminine, ni même humaine. Alliant des matières artificielles aux organes biologiques, les recherches expérimentales des artistes acheminent vers l’avènement d’un post-corps : le cyborg. Mais au contraire du cyborg / homme-machine de guerre qui est fantasmé dans les productions hollywoodiennes, l’art souhaite créer le cyborg / homme-machine émotive, même si parfois ces formes ont recourt à une certaine agressivité. Et c’est effectivement ce cyborg qui ressort de la production de Karl Lakolak : un peuple de post-corps cyber-dyonisiaques qui communique aux spectateurs un amour de la vie et, plus encore, une jouissance de vivre, par la défiguration chromatique de sa peau. Chaque « toile-photographie » (Bernard Lafargue) est un rituel chamanique qui délire le vivant à même la croûte cutanée du Moi.
Ce corps contemporain est l’œuvre d’une nouvelle Ethique (Baruch de Spinoza), d’une volonté de puissance (Friedrich Nietzsche) ainsi que d’une évolution créatrice (Henri Bergson), c’est un monstre techno-philosophique qui mélange chair et pensée, sujet et objets, douleur et désir, matière et mémoire (encore Bergson). Dans l’œuvre de Lakolak, l’anatomie se prolonge dans l’écriture et la peinture, elle se répand sur les pages blanches, dans l’air avec les sons, sur la peau de l’autre, elle se mélange au corps de l’autre. En effet, la peau des modèles semble être le simulacre de la propre peau de l’artiste, peut être est ce une manifestation esthétique du “fantasme de la peau commune” dont parle Didier Anzieu dans Le Moi-peau. Les identités se mêlent et se multiplient, à la manière des genres chez Judith Butler, donnant une solution identitaire on ne peut plus trouble : Qui suis-je ? Et l’autre qui est-il ? “Je est un autre” disait Arthur Rimbaud, et je crois que cette phrase correspond très bien à la démarche de Karl Lakolak, lorsqu’il peint sur le corps de l’autre qui est en fait une projection-extension de son propre corps.
Ce transcorps (Bernard Andrieu) hybride symboliquement l’artiste et son modèle, il favorise la naissance de cyborgs transexuels (au sens Guattarien), transgenres et transhumains qui entrent dans des “processus de subjectivation” (Gilles Deleuze) anti-biopouvoir et défient le rationnalisme humaniste par la volonté d’auto-engendrer un Moi logiquement impossible, puisqu’il combine plusieurs personnalités, mais aussi plusieurs corps.